Philosophie Quantique
Cet article est une introduction à une série de 4 articles (certains écrits mais aucun encore publié). Ce nombre et les titres à venir seront probablement sujets à changement:
- 8 expériences avant l’effondrement
- (Philém)onde-pilote de son propre navire et les multivers
- Une ouverture relativiste et une relative conclusion
Prérequis#
La mécanique quantique est un sujet pour le moins velu et qui fait couler beaucoup d’encre. C’est quelque chose qu’on a tendance à oublier quand on passe beaucoup de temps le nez dedans et on m’a fait remarquer que quelque préciser un peu le contexte ne serait pas de trop. Je ne pense pas aller loin dans les détails mathématiques qui demandent de toute façon un bagage certain pour être suivis.
Néanmoins la mention de certains objets mathématiques sera nécessaire pour préciser le propos dans les articles suivants. Le lecteurs trouvera donc probablement mentionné des fonctions mathématiques, leurs dérivées, des spineurs, des opérateurs et nécessairement des espaces complexes à N dimensions. Dans la mesure du possible, j’essaierai de préciser quelle propriété retenir de chaque objet et de simplifier la notation au maximum. Le lecteur pourra généralement passer les équations et trouver quoi en tirer dans le texte. Si le texte semble ardu ne désespérez pas, ce n’est pas vous qui êtes à la ramasse. La mécanique quantique est un sujet difficile à vulgariser. N’hésitez pas à demander des précisions dans les commentaires ou à digérer le contenu en plusieurs fois. De la même manière, si vous remarquez des erreurs, n’hésitez pas à me le signaler.
Au commencement était la citation prétexte : « La mécanique quantique contient du vrai »#
Alors voilà : récemment un philosophe des sciences1 s’est fendu dans un de ses essais d’une saillie notable sur la mécanique quantique (MQ) et ce qu’elle nous dirait sur le réel. C’est si profond que ça se lit et relit sans fin:
Si la physique quantique, pour ne prendre qu’un exemple, n’est qu’une construction sociale, il faudra m’expliquer par quelle succession de miracles on est parvenus à concevoir des lasers. Voilà des instruments qui ont été pensés, puis fabriqués, et qui fonctionnent: n’est-ce pas l’indice qu’il y a un peu de « vrai » dans la théorie physique qui les a inspirés?
E. Klein – Le Goût du Vrai (2020, Tract, Gallimard)
Bon il y aurait beaucoup à dire sur chacune des phrases. Qui dit que la MQ n’est “qu’une construction sociale” ? Qu’est-ce qu’une construction sociale? Pourquoi confondre connaissance scientifique et technique dans le cas présent? Peut-on enfin qualifier d’instrument quelque chose de pensé, fabriqué et qui ne fonctionne pas?
L’argument pourrait effectivement s’appliquer à n’importe quelle découverte. On a pas attendu la mécanique quantique pour construire les premiers tubes cathodiques, ancêtres des canons à électrons, ou même des expériences de double fentes de Young. C’est cette dernière expérience qui a d’ailleurs mis en évidence les premiers phénomènes ondulatoires liés à la lumière, dont on2 interprétait déjà le comportement à l’aide du modèle corpusculaire de Newton. Au lieu de trouver une théorie de synthèse qui contiendrait encore plus de vrai, une idée à remplacé l’autre. De la même manière, si on avait attendu Newton pour inventer la roue ou construire des cathédrales, on aurait attendu longtemps. Les idées “préscientifiques” ne-contenaient-elles donc pas aussi une part de vrai? Je pourrai pousser le vice en faisant référence au projet ITER, pensé, fabriqué et toujours inopérant. Est-ce à dire que la théorie derrière ne contient pas de “vrai”? Tout ceci illustre bien les limites de l’argument. Le progrès scientifique n’évolue par en ligne droite en accumulant de plus en plus de vrai.
Mais ce qui m’intéresse aujourd’hui c’est cette part de vrai que la MQ aurait en elle. Déjà qu’est-ce que le vrai? Vaste question. Au moins qu’est-ce que le vrai au sens de Klein? De ce que j’en ai lu, je suppose que Klein fait appel à un « vrai » platonicien, un concept abstrait mais objectif et indépendant de nous dont il aurait le goût. Y a le vrai et le pas vrai. Et la physique permettrait de toucher du bout des doigts le vrai, notamment la MQ qui “contiendrait un peu de vrai”.
Alors pour utiliser les mots qui fâchent, cette position s’appelle le “réalisme ontologique”. On pourrait même plus précisément parler de “réalisme scientifique”. La science, ici la physique, décrirait un monde réel, indépendant d’elle, à l’aide de ses outils. Les équations qui en résultent en donneraient la structure et les relations mais les objets décrits et leurs relations ont une existence propre extérieure à la théorie. En gros, quand la théorie postule un espace-temps mathématique, on part du principe qu’il existe un objet espace-temps dont les propriétés sont celles décrites par la théorie et ont les mêmes relations avec les objets que l’espace-temps avec les représentations mathématiques des objets.3 Il y a un nombre conséquent de variations de cette position, et je ne sais pas à laquelle Klein adhèrerait exactement. Cependant cette position est loin d’être la seule parmi les physiciens et les philosophes des sciences, notamment parmi celles et ceux travaillant sur la mécanique quantique.
Puis vinrent les questions: “Excuse me sir, what the fuck?#
Je suis du genre sceptique4. Et comme j’aime faire souffrir métaphoriquement les drosophiles, je retourne à mes autres livres de philosophie quantique en me demandant: “Comment? La mécanique quantique contiendrait du vrai? Mais quel vrai? Qu’est-ce à dire? Je ne comprends pas. Je me souviens pourtant de cette phrase qui m’a marqué, jeune étudiant en physique quand ouvrant “une introduction philosophique” sur le sujet qui disait:
En dépit des nuances et précautions d’usage, les sciences de la nature se voient encore fréquemment assigner la tâche d’expliquer les phénomènes. La Mécanique quantique apparaît dans cette perspective comme une théorie démissionnaire, ayant renoncé à l’ambition de fournir des explications pour s’en tenir à la seule fonction prédictive.
Michel Bitbol – Mécanique quantique: une introduction philosophique (1996, réédition de 1999, Champs sciences, Flammarion)
Et cette citation de Bitbol c’est le premier paragraphe du premier chapitre.5 BAM. Ça se pose comme ça. Voilà la portée du problème, et Bitbol est quand même un penseur moderne majeur du sujet donc c’est pas l’avis de n’importe qui. J’ai un peu pleuré.
Mais moi je me dis que le problème est peut être résolu depuis longtemps. La théorie quantique a bientôt 100 ans, le livre de Bitbol c’était il y a plus de 20 ans, quid des temps modernes? Et bien il se trouve qu’en ce moment je lis le dernier bouquin de Tim Maudlin6 Dans lequel le postulat de base est lui aussi sans appel. Attention, citation kilométrique traduite par mes soins.
L’aspect le plus controversé de ce livre est, de loin, non pas ce qu’il contient mais ce qu’il ne contient pas. On y trouvera de longs développements sur la théorie de l’effondrement spontané de Ghirardi-Rimini-Weber, sur la théorie de l’onde-pilote de Louis de Broglie et David Bohm et sur la théorie des mondes multiples de Hugh Everett. Mais on ne trouvera aucune discussion -à part la mention ici faite- de la fameuse « interprétation de Copenhague » attribuée à Niels Bohr et ses collègues. Pourquoi donc?
Une théorie physique devrait répondre clairement et directement à deux questions: ce qui existe et son comportement. La réponse à la première question est apportée par l’ontologie de la théorie et la réponse à la seconde par sa dynamique. L’ontologie doit avoir une description mathématique nette et la dynamique doit être intégrée à l’aide d’équations précises décrivant comment l’ontologie va, ou peut, évoluer. Les trois théories dont nous allons parler satisfont ces conditions.
Ce n’est pas le cas de l’interprétation de Copenhague11. Le consensus sur ce que cette approche postule comme existant effectivement et comment la dynamique peut être formulée de manière non-ambigüe est assez faible. De nos jours, ce nom est utilisé pour désigner un instrumentalisme généraliste, qui traite le formalisme mathématique de la théorie comme un outil prédictif, détaché de toute ontologie et de toute dynamique.
Tim Maudlin – Philosophy of Physics: Quantum Theory (2019, Princeton University Press)
(Ma traduction.)
J’espère avoir un jour le temps de revenir ici sur ce que recouvre l’interprétation de Copenhaque et pourquoi elle est, selon moi, très élégante eu égard à l’état des connaissances.
Cependant je suis d’accord avec Maudlin sur un point, une théorie physique doit mettre sur les table les éléments qu’elle postule et leurs description mathématique. Cependant, et c’est là que nous divergeons, en l’état actuel des connaissances, aucune interprétation de la théorie quantique ne permet de trancher sur son “ontologie”. C’est à dire, ce que représente les objets mathématique qu’elle mobilise.
Ces deux introductions de livres répondent cependant déjà à la question de Klein. De la même manière que nous n’avons pas attendu de découvrir que le glutamate crée la saveur umami pour apprécier cette dernière (dans la choucroute par exemple), nous n’avons pas besoin de savoir ce que décrit la MQ pour profiter de ses résultats, élaborer des lasers, faire de la chimie quantique etc. Nous avons suffisamment de résultats expérimentaux pour comprendre le comportement de la lumière7 et en déduire une série d’appareils permettant la fabrication de lasers. Incidemment la conception des premiers lasers, finalisée par Theodore Maiman a été accueillie avec scepticisme par une partie de la communauté scientifique et suivait les travaux de Maiman sur les masers, qu’il améliorait dans le cadre d’un contrat entre son laboratoire et l’armée américaine. Mauvais point donc pour la part de vrai que contiendrait la théorie si les lasers ont été accueillis aussi froidement. La communauté n’aurait-elle pas dû unanimement prévoir et accepter la découverte? Mais dis donc, ce serait pas des contextes sociaux qui influenceraient la construction du savoir scientifique tout ça?
Nous pourrions d’ailleurs naïvement répondre que le comportement de la lumière est indépendant de ses “conditions de sa découverte”, terme pudique pour parler de la motivation matérielle à la recherche scientifique. Mais aurait-on connu ledit comportement sans lesdites conditions de découverte? Corollaire: à coté de combien de découvertes scientifique majeures sommes nous passés parce que les sujets n’étaient pas porteurs, et combien de sujet creuse-t-on à perte par pur biais d’investissement? Et là mon regard se tourne encore vers ITER, mais aussi l’agrandissement des accélérateurs à particules du CERN.
Et alors la quête commença: “Tout ça pour quoi?”#
Bah tout ça pour finalement me décider à mon tour à essayer de vulgariser la mécanique quantique, et un peu à quoi ressemble une discussion philosophique sur son contenu, ou du moins, ce qu’on peut en dire. Parce qu’effectivement, le point de vue de Maudlin est aussi un point de vue très réaliste : il considère qu’il doit y avoir une certaine description d’objets réels dans une forme acceptable par la mécanique quantique. Que c’est le but même de la théorie physique, un but encore en attente d’être accompli. Il mentionne les théories alternatives mais n’en développe pas explicitement certaines dont les fondements sont très différents (comme l’empirisme constructif) et en écarte d’autres dont l’ontologie est radicalement différente (comme les interprétations statistiques de la fonction d’onde).
Finalement, on ne sait toujours pas ce que décrit la mécanique quantique. Elle est “probablement vraie”, certes, mais pas forcément plus qu’une théorie qui tabulerait la trajectoire des boulets de canon en fonction de leur masse, de l’angle du canon et de la quantité de poudre, et elle demande encore à être comprise. Quelques arguments sont donnés dans les livres de Maudlin et Bitbol et j’invite les lecteurs à les consulter eux-mêmes. Mais pour ceux qui se contenteraient de mon résumé détaillé, je vous invite à me motiver à corriger et publier la première partie « 8 expériences avant l’effondrement ».
Pour aller plus loin#
C’est toujours chouette de filer des ressources pour ceux qui veulent aller plus loin.
Pour celles et ceux qui sont intéressé·es par le contenu de la quantique mais rebuté·es par les mathématiques, les premiers auteurs8 ont beaucoup vulgarisé leurs idées à l’époque. On trouvait encore édité chez Flammarion (collection champs sciences) y a pas si longtemps le livre de Louis de Broglie “La physique nouvelle et les quantas” ou “L’initiation à la physique” de Max Planck (où le chapitre 4 parle de la genèse de la mécanique quantique). Pour compléter, l’autobiographie d’Heisenberg “La partie et le tout”, “L’autobiographie scientifique” de Planck ou les méditations philosophiques de Schrödinger dans “L’esprit et la Matière” sont des sources d’informations riches sur ce que les pères de la mécanique pensaient de la révolution conceptuelle qu’ils vivaient (certains plus mal que d’autres). C’est d’ailleurs dommage que ces livres ne soient pas réédités et si des gens peuvent me confirmer si oui ou non ils sont dans le domaine publique, j’aimerais bien tenter de les distribuer.
Plus proches de nous et plus simples d’accès “Le chat de Schrödinger” de John Gribbin est un très bon livre de vulgarisation, encore actuel, et pour une approche historique plus complète “Le grand roman de la physique quantique” de Manjit Kumar est un incontournable. En plus ce dernier se lit vraiment comme un roman.
Un étudiant physicien (ou avec un bon bagage en maths) trouvera évidemment son bonheur dans les deux tomes du Cohen-Tannoudji pour apprendre la recette de cuisine quantique ou le cours de Feynman, celui de Dalibard… enfin y en a plein quoi. Le physicien comme le philosophe peuvent aussi s’attaquer à des sujets plus velus comme les principes de corrélation quantique dans le “Bananaworld”9 de Jeffrey Bub. Ceux qui préfèrent les conférences longues et qui prennent le temps peuvent aussi voir les conférences d’Alain Aspect10 sur le sujet. Conférences qui auront d’ailleurs un lien fort avec l’article suivant.
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Que je ne nommerai pas Étienne Klein par soucis d’anonymisation. J’en profite pour caler un content warning sur l’humour nul. ↩︎
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Ce “on” désigne les milieux intellectuels. La plupart des gens n’en avaient aucune idée et s’en foutaient complètement. ↩︎
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Idem pour les particules, les champs, les interactions, les chats dans une superposition d’état 1/sqrt(2)|mort>+1/sqrt(2)|vivant>, vous avez l’idée. ↩︎
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Un peu comme le philosophe, souvent comme la fosse. ↩︎
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Ce qui la rend facile à retrouver et qui n’est pas un mal étant donné la longueur et le caractère technique du livre. ↩︎
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Tim Maudlin est professeur à l’université de New-York et publie depuis longtemps sur l’ontologie en physique, en particulier en MQ. Par contre je me suis rendu compte d’un gros problème depuis la rédaction de la première version de cet article: il est très con. ↩︎
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Une partie de ces résultats d’ailleurs accumulés dans le cadre bien particulier du problème ontologique de l’existence de l’éther, c’est à dire de savoir si la lumière avait un support propre, au moins un référentiel propres, etc. Questions qui mèneront à repenser la relation temps-espace en physique et à la relativité générale, sujet sur lequel j’ai aussi vu Klein briller de confusion devant son public. ↩︎
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Je ne peux m’empêcher en mettant à jour cet article en 2025 de remarquer que la mécanique quantique est un cas typique représentant l’état de la discrimination genrée: 100% des contributeurs historiques sont des hommes. ↩︎
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Qui parle vraiment de bananes quantiques. C’est sérieux et très intéressant. ↩︎
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Qui a ENFIN eu son prix Nobel entre la première version de ce texte et son actuelle correction. Je crois qu’un camarade de promo me doit 10 euros depuis le temps que je parie dessus. ↩︎